12/18/2013

Lettre de Flaubert

18 mars 1857
"[...] Avec une lectrice telle que vous, Madame, et aussi sympathique, la franchise est un devoir. Je vais donc répondre à vos questions: Madame Bovary n'a rien de vrai. C'est une histoire totalement inventée. Je n'y ai rien mis ni de mes sentiments ni de mon existence. L'illusion (s'il y en a une) vient au contraire de l'impersonnalité de l'oeuvre. C'est un de mes principes, qu'il ne faut pas s'écrire. L'artiste doit être dans son oeuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout-puissant; qu'on le sente partout, mais qu'on ne le voie pas.
Et puis, l'Art doit s'élever au-dessus des affections personnelles et des susceptibilités nerveuses! Il est temps de lui donner, par une méthode impitoyable, la précision des sciences physiques! La difficulté capitale, pour moi, n'en reste pas moins le style, la forme, le Beau indéfinissable résultant de la conception même et qui est la splendeur du Vrai comme disait Platon.
J'ai longtemps, Madame, vécu de votre vie. Moi aussi, j'ai passé plusieurs années complètement seul à la campagne, n'ayant d'autre bruit l'hiver que le murmure du vent dans les arbres avec le craquement de la glace, quand la Seine charriait sous mes fenêtres. Si je suis arrivé à quelque connaissance de la vie, c'est à force d'avoir peu vécu dans le sens ordinaire du mot, car j'ai peu mangé, mais considérablement ruminé. J'ai fréquenté des compagnies diverses et vu des pays différents. J'ai voyagé à pied et à dromadaire. Je connais les boursiers de Paris et les Juifs de Damas, les rufians d'Italie et les jongleurs nègres. Je suis un pèlerin de la Terre Sainte et je me suis perdu dans les neiges du Parnasse, ce qui peut passer pour un symbolisme.

Ne vous plaignez pas, j'ai un peu couru le monde et je connais à fond ce Paris que vous rêvez. Rien ne vaut une bonne lecture au coin du feu... lire Hamlet ou Faust... par un jour d'enthousiasme. Mon rêve (à moi) est d'acheter un petit palais à Venise sur le grand canal.

Voilà, Madame, une de vos curiosités assouvie. Ajoutez ceci pour avoir mon portrait et ma biographie complète: que j'ai trente-cinq ans, je suis haut de cinq pieds huit pouces, j'ai des épaules de portefaix et une irritabilité nerveuse de petite maîtresse. Je suis célibataire et solitaire. [...]"
Source: Correspondance, Flaubert, Ed. Gallimard, 1998. Image: © D.R.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Madame Bovary a posé ses moustaches; elle n'a ni les yeux coulant vers le bas chemin, ni les cheveux escamotés. Madame Bovary, c'est moi. J'ai longtemps, Monsieur, vécu de la vie évaporée des mots. Je n'y ai gagné aucune connaissance de la vie, si ce n'est le soulagement de respirer parfois... humer « portefaix » & se le remâcher. Compter en pieds. Compter en pouces. Rien ne vaut tant que de courir le monde et les hommes. Mon rêve à moi est de revoir Venise, la quitter aussitôt pour questionner des juifs exotiques, arpenter les terres saintes pour questionner la foi. Et arpenter les mots dans un plaid en shetland.
Voilà, Monsieur, ma curiosité sera éternellement inassouvie. Elle accompagne ma route, fais la nique aux pourquoi et comment solitaires.