" (...)
Dès qu'elle est proférée,
fût-ce dans l'intimité la plus profonde du sujet, la langue
entre au service d'un pouvoir. En elle, immanquablement, deux rubriques
se dessinent : l'autorité de l'assertion, la grégarité
de la répétition. D'une part la langue est immédiatement
assertive : la négation, le doute, la possibilité, la suspension
de jugement requièrent des opérateurs particuliers qui sont
eux-mêmes repris dans un jeu de masques langagiers ; ce que les
linguistes appellent la modalité n'est jamais que le supplément
de la langue, ou ce par quoi, telle une supplique, j'essaye de fléchir
son pouvoir implacable de constatation. D'autre part, les signes dont
la langue est faite, les signes n'existent que pour autant qu'ils sont
reconnus, c'est à dire pour autant qu'ils se répètent
; le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort ce monstre
: un stéréotype : je ne puis jamais parler qu'en ramassant
ce qui traîne dans la langue. Dès lors que j'énonce,
ces deux rubriques se rejoignent en moi, je suis à la fois maître
et esclave : je ne me contente pas de répéter ce qui a été
dit, de me loger confortablement dans la servitude des signes : je dis,
j'affirme, j'assène ce que je répète.
Dans
la langue, donc, servilité
et pouvoir se confondent inéluctablement. Si l'on appelle liberté,
non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi et
surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté
que hors du langage. Malheureusement, le langage humain est sans extérieur
: c'est un huis clos. On ne peut en sortir qu'au prix de l'impossible
: par la singularité mystique, telle que la décrit Kierkegaard,
lorsqu'il définit le sacrifice d'Abraham, comme un acte inouï,
vide de toute parole, même intérieure, dressé contre
la généralité, la grégarité, la moralité du
langage ; ou encore par l'amen nieztschéen, ce qui est
comme une secousse jubilatoire donnée à la servilité
de la langue, à ce que Deleuze appelle son manteau réactif.
Mais à nous, qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes,
il ne reste, si je puis dire, qu'à tricher avec la langue, qu'à
tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre
magnifique, qui permet d'entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur
d'une révolution permanente du langage, je l'appelle pour ma part
: littérature.
(...)"
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Roland Barthes : leçon inaugurale
de la chaire de sémiologie littéraire du Collège
de France, prononcée le 7 janvier 1977
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