6/11/2014

Les fraises sauvages



As-tu déjà débusqué des fraises sauvages ? Il faut aller là bas, s'accroupir dans l'ombre tout au bord de la coulure du soleil. Tapis, les mains tout près de la terre, dos mordu de lumière. D'abord tu ne vois rien. Tu piétines ce qu'on te donne. Tu passes vite mains et yeux, grossiers comme des bûches, à la surface des choses, à la limite de l'écrasement. Tu souilles. Tu fouilles. D'abord tout est vert. Foncé. Il faut quelques minutes, comme pour régler le viseur de son regard, changer de focale. Sous l'herbe, il y a de l'herbe. Sous la première couverture végétale un monde miniature. D'autres nuances de gris, d'autres couleurs. Orange pâle, greige, rouille, vert d'eau, turquoise. Les graviers sont des visages, les merdes de chiens blanchies des montagnes, un précipice sous le buissons. Tu changes d'échelle. Tu modifies ta façon de voir. Ta façon de chercher. La géographie des récoltes. Tu passes et repasses la paume ouverte de ta main sur le duvet des petites feuilles dentelées. Tu deviens un insecte. Un renard. La pluie. Tu jettes tes yeux dessous comme sous une jupe courte. Là, quelques nouvelles couleurs : rose, bistre, pourpre, olive, blanc de lait, étain, mordoré, zinzolin. Tu oublies ton corps accroupi. Tu oublies la crampe au bord des pieds, la brûlure des épaules, la sueur sur ton ventre. Tu oublies ton souffle. De petites perles apparaissent là où tu n'avais d'abord rien vu. Là où tu t'apprêtais à labourer comme un sanglier. La forme est différente. Ronde, plus petite, granuleuse. D'un rose violacé ou d'un violet rougeâtre. L'odeur est plus concentrée. Comme d'une douceur sauvage. Du sucre musqué. Tu restes au même endroit. Tu passes et repasses la paume ouverte de ta main, sans bouger. Tu caresses le même paysage. Alors elles commencent à apparaître. Ou plutôt tu commences à les voir. Dans ta bouche le minuscule fruit chaud éclate ses saveurs. Tu tailles tes ravages comme un diamant. Tu te mets à l'échelle de ce que tu écrases. Tu fais disparaître ton poids pour le faire réapparaître dans ta bouche. Dans ton nez. Sur la petite peau de tes empreintes digitales. Tu essaies de ne pas broyer le fruit. Tu le gardes dans ta main chaude pour les autres. C'est exactement la même technique que pour débusquer un poème.

4 commentaires:

Vincent a dit…

Un titre me vient mais il déjà pris, c'est le début d'une poésie de Rilke ; Pour écrire un seul vers. Ton texte est très beau, époustouflant même, il y a beaucoup à dire dessus je pense particulièrement à ce passage ; "Tu oublies ton corps accroupi. Tu oublies la crampe au bord des pieds, la brûlure des épaules, la sueur sur ton ventre. Tu oublies ton souffle". Ca me rappel la quête de l'oubli de soi que l'on retrouve chez les mystiques. Je m'intéresse à ce que tu as fais depuis que j'ai découvert ce poème, auquel j'avais déjà imaginé un titre un peu tiré par les cheveux, qui m'était en exergue à mes yeux un lien entre humilité et tendresse. Parmi les choses que j'ai lu et vu de toi, j'ai trouvé une brève interview faite par les éditions Alma au sujet de ton dernier livre dans laquelle à propos de la création poétique tu évoquais déjà une récolte de petite choses colorées. Voilà exactement ce que tu disais ; "Moi j'ai un rapport quotidien avec la poésie, j'essaie chaque jour d'en faire, d'en écrire. C'est un peu ma gymnastique. C'est quelque chose qui me sert chaque jour, chaque matin à me remettre droit, à nettoyer mes yeux, à étirer mes rêves, à muscler ma lucidité, c'est une pratique vraiment encrée dans ma vie de tous les jours. Le fleuve est en cru comme pour tout le monde, on court, le temps nous marche dessus et au milieu de tout ça on essaye de récolter les petites chose qui peuvent nous sauver où nous tenir droit. J'essaie de les aborder avec simplicité et de retrouver dedans ce qui peut ramener un peu de couleur à la vie." Cette interview m'avais frappé la première fois que je l'ai vue non pas à cause de cette jolie comparaison avec une récolte mais à cause de cette autre comparaison entre le fait de faire des poèmes tous les matins et une gymnastique. Je m'interroge sur le lien entre poésie et spiritualité. Cette gymnastique quotidienne m'évoque la pratique de la prière que l'on retrouve dans beaucoup sinon toute pratique religieuse. Je ne sais pas trop si il convient de parler de prière ou de méditation ou d'oraison... Poésie et spiritualité me semble très proche en tout cas comme en témoigne le texte de Jean Claude Pirotte "Aparté" que tu as mis en lien sur ton site. Tu te dis honoré du fait qu'il t'ai cité dans cet article du magazine Lire au côté d'autres grands poètes. Je te comprends doublement parce que c'est lui qui le fais et parce que les autres poètes auquel il renvoie sont de grands poètes, comme toi ils colorent le quotidien selon une autre image que tu emplois. Merci de partager ta délicieuse récolte colorée si utile au voyageur affamé que je suis. Voilà pour ta route un poème de Jean Mambrino, une très bonne nourriture spirituelle aussi ;

Il faut fuir par une échelle de soie,
le long des murailles lisses,
hors du vaste Château où règne
la Mort étincelante, la fête noire
des cris zébrés de silence, qui dévastent
et déchirent l’humble beauté que l’on torture.
Le long du mur, vers l’en bas,
il faut descendre par la paroi
du vertige, vers la cendre, la multitude
des yeux brûlés à la cime abolie,
au fond du désespoir,
qu’humecte une goutte
d’espérance, où l’abîme rencontre l’abîme,
quand le rien étreint l’infini.

Bonne journée

Vincent a dit…

Précision, l'honneur est pour toi non pas d'être cité au milieu d'autres poètes mais de procurer à Jean-Claude Pirotte du plaisir. ; " L'honneur de vous voir à l'aise dans mes mots comme dans une vieille paire de grolles " ce qui n'est pas la même chose...

thoams a dit…

Merci de ton message Vincent, de ta lecture et de ce poème que je ne connaissais pas. ça fais plaisir d'être lu et compris avec autant d'attention.

Vincent a dit…

TOUT AMOUR

Ah ! pauvre père ! auras-tu jamais deviné quel amour tu as mis en moi
Et combien j’aime à travers toi toutes les choses de la terre ?
Quel étonnement serait le tien si tu pouvais me voir maintenant
À genoux dans le lit boueux de la journée
Raclant le sol de mes deux mains
Comme les chercheurs de beauté !
-Seigneur ! Vous moquez-Vous ? Serait-ce là mon fils ?
Se peut-il qu’il figure à votre palmarès ?
-Ô père ! j’ai voulu que ce nom de Cadou
Demeure un bruissement d’eau claire sur les cailloux !
Plutôt que le plain-chant la fugue musicale
Si tout doit s’expliquer par l’accalmie finale
Lorsque le monde aura les oreilles couchées !


(René Guy Cadou, Hélène ou le règne végétal, 1952-53)