6/30/2016

Lettre de Joseph Delteil à Henry Miller - Préface de son seul livre écrit en français Je suis pas plus con qu'un autre

EN GUISE DE PRÉFACE 

Cher Henry, Je suis ici dans la forêt de la Galaube sans le moindre livre, je veux dire sans le moindre de mes livres, et donc bien incapable de contrôler la fameuse phrase de François d’Assise qui vous intéresse. Quel dommage, dois‐je me pendre ? Ou décider que toute la Bibliothèque Nationale ne vaut pas un arbre, ni une phrase de génie un gobelet d’eau ? Quoi qu’il en soit, j’ai dû écrire comme toujours le b.a.‐ba, le bon sens fou : « N’essayez pas de changer le monde. Changez de monde. » Sans blague, je suis désolé, car enfin votre entreprise est de celles qui tentent le diable ; vous êtes en train d’écrire un livre en français. Oui, oui, oui, je suis aux anges à la pensée de ce livre‐là. C’est la chose la plus simple, la plus époustouflante, la plus riche d’aventures. Il s’agit d’écrire tout nu comme le premier homme, celui qui inventa voyelles et consonnes, et les épingles pour. Le péril de l’écriture c’est la prolixité, la redondance, les finasseries. J’ai toujours pensé qu’on perd un temps fou, et mille merveilles, dans les jointoiements, les traversières, les points sur les i. À chausser les sandales, à enfiler les manchettes (et pendant ce temps le lièvre a foutu le camp). Le grand malheur c’est le savoir, ce qu’un maître vous a enseigné, ce qu’un livre vous a appris. Le fameux il faut... Le véritable écrivain c’est l’ignorant de génie, qui ne sait rien mais comprend tout. C’est un grand maladroit, à l’oreille archaïque, à l’œil phénoménal, qui fourmille de désirs, patauge dans tous les échos, la maladresse des géants, fertile en métamorphoses, en grossesses. Il bafouille un peu dans l’impar‐ fait du subjonctif, il trébuche dans les syno‐ nymes, sans doute un peu moins de nuances, de méandres. Ce qu’il lui faut c’est la haute mer, les routes carrossables, les chevauchées fabuleuses. Cherchez dans la forêt la plus grosse bête, l’extraordinaire, l’inouï, l’absolu. C’est la différence qu’il y a entre la charrette à bœufs et la bicyclette. L’écriture commence à l’angoisse devant la page vide, l’idée sauvage. Voyez Shakespeare, voyez Cervantès comme ils courent au canon, pêle‐mêle avec leurs sarbacanes et leurs scories. Qui n’a rêvé d’écrire enfin en direct, de la sensation à l’expression, sans l’intermédiaire de tant de règles ! Quant à moi, Dieu me garde de connaître ma langue par cœur ! Suivez l’instinct, c’est le prince. Un serpent, une hirondelle, un éléphant en savent plus long sur la vie, et donc sur le langage, que le crâne d’Aristote, le meilleur écolier du monde. Il y a un charme spécial dans une langue étrangère, et dans sa manipulation comme une caresse. Le dieu s’acoquine volontiers avec le vaste naïf, avec l’estomac tous azimuts. Les mots aujourd’hui n’ont plus le sens du dictionnaire, ils n’ont plus leur pruine, leur sève, ils sont délavés. Depuis le temps ils ont jour à jour gagné ou perdu des attributs, des appendices, des cédilles. Ce matin c’est une langue origi‐ nelle, toute ruisselante de rosée. Un pas de danse qui montre joliment le cul. La cavalcade des cinq sens. C’est plein de trouvailles, de fertiles, d’irrésistibles erreurs. Ah ! la divine méprise ! L’incroyable réussite, la chance de toutes sortes d’inventions... L’impérial hasard règne souverainement. Rien de tel qu’un léger strabisme pour faire des miracles. Telle tournure a mis le feu aux poudres, l’imagination aux abois. Le moindre quiproquo ouvre des perspectives inouïes, l’envers souvent a plus de sel que l’endroit. Il suffit d’une grimace, d’un faux pas pour changer le monde. Les chausse‐trapes même sont pleines d’histoires. N’est‐ce pas le conseil de Verlaine : « Et pour cela préfère l’impair ! » ? Il y a de puissants contresens, d’inénarrables entorses. L’œil prime la plume. Sans compter la part du mys‐ tère, les mots dont vous accouchez sont un peu vos enfants, les choses qui nous viennent de l’au‐delà ont un parfum de tourterelle. Tout prend des allures baroques, un air fou. Partout c’est plus vrai que le vrai, plus beau que le beau. J’ai vu ça chez Caroline quand elle écrit hardiment : échafaud pour échafau‐ dage. Et moi‐même en pleine barbarie... Et cette incroyable passion, la liberté ! Trémolières le dit dans son Partager le pain : « La langue des hommes comme son pain est devenue une apparence, qui ne nourrit plus. » Elle a besoin d’un peu de bouse de vache, d’un peu de folie. Vous allez trouver tous ces trésors chez Mademoiselle de France. Et donc vive Miller en français ! Vous êtes merveilleusement placé pour choisir le dessus du panier, les mots les plus simples, les plus entiers, les plus coruscants, les fondements, la charpente, l’équilibre, ceux qui font le poids, ceux qui portent couilles. Racine n’avait que trois cents mots pour dire le monde et le cœur. Gageons qu’il y aura là les aînés de la bande, les structures, les saillies, les hypo‐ thèses, ceux qui servent tous les jours, ceux qui ne servent qu’une fois, les médaillés, les pauvres bougres, ceux qui sentent le brou de noix et la métaphysique, ceux qui sont vierges, la hache, la trompette, la merde, le soleil, rien que des capitaines, tout ce qui a mouvement, tout ce qui bande, qui craque, qui flambe, qui pue, les germes, les montagnes, l’arc‐en‐ciel, la reine‐des‐prés, il y a cent expressions pour dire : faire l’amour, il y a la force, la ruse, le rire... Ah ! le français de Miller : « Aimez ce que jamais vous ne verrez deux fois ! » Pillez, grappillez, vieux corsaire, allez‐y à belles mains, comme à Delphes, les pieds ne sont pas de trop, vous allez faire fortune, vous allez boire la mer ! 
Je vous embrasse.
 Joseph Delteil

(lu un matin de juin dans les chiottes magiques d'Eric Poindron, merci monsieur !)

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