"(...) J’avais peu de chaleur. Peu de chair sur
les os. Cette chair ne suffisait que pour la colère, l’ultime sentiment
humain. Ce n’est pas l’indifférence, mais la colère qui demeure en
dernier, elle est le sentiment le plus proche des os. (...) Une douleur
persistante s’empara de mes muscles. Quels muscles pouvais-je bien avoir
à l’époque, je l’ignore ! Mais la douleur était là et elle me mettait
en rage, car elle m’empêchait de m’abstraire de mon corps. Et puis je
vis surgir autre chose que la colère ou la rage. C’était l’indifférence,
l’absence de peur. Je compris que tout m’était indifférent : être
frappé ou pas, avoir ou non mon déjeuner, ma ration de pain Cette
indifférence, cette absence de peur jetèrent un pont fragile qui
m’éloigna de la mort. La conscience qu’ici on n’allait pas me battre,
car ici on ne me battait pas, cette prise de conscience engendra de
nouvelles forces et de nouveaux sentiments. (...) Après l’indifférence
vint la peur, une petite peur : la crainte d’être privé de cette vie
salvatrice, de ce travail salvateur de bouilleur, du ciel haut et froid
et de la douleur persistante de mes muscles épuisés. Je compris que
j’avais peur de partir d’ici et de retourner aux gisements d’or. J’avais
peur, et voilà tout. De ma vie, je n’avais lâché la proie pour l’ombre.
Jour après jour, de la chair repoussait sur mes os. L’envie, tel est le
sentiment qui me revint ensuite. Je me mis à envier mes camarades
morts, ceux qui avaient péri en 1938. Je jalousai aussi mes voisins
vivants en train de manger, de fumer. Mais je n’enviai jamais les
gradés, ni le chef de travaux ni le chef de brigade : c’était un autre
univers. (...) L’amour ne me revint pas. Ah, que l’amour est loin de
l’envie, de la peur et de la colère ! Comme il n’est pas nécessaire à
l’homme ! L’amour survient quand tous les sentiments humains sont déjà
revenus. Il survient, il revient en dernier d’ailleurs, revient-il
vraiment ? Mais il n’y avait pas que l’indifférence, l’envie et la peur
pour témoigner de mon retour à la vie. La pitié à l’égard des animaux me
revint avant la pitié à l’égard de l’homme. (...)"
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