1/04/2022

Les babines

  

                                                                                                        (Giorgio Morandi, "Paesaggio")

 

Il n'avait pas la moindre envie de se battre, de se mettre à la table, de rentrer dans le jeu. S'accrocher, persévérer, essayer, réessayer, pourquoi faire ? Faire attention à ce qu'il percevait du monde, à ce qu'il pouvait renvoyer, faire attention aux choses, aux autres, aux détails, lui réclamait des efforts qui paraissaient de plus en plus surhumains. Il était fatigué. Tranquillement fatigué. Ce n'était pas du  désespoir, plutôt une lassitude débonnaire et sans fièvre. Une façon de se sentir sans force. Une forme de brouillard, de flou, d'éloignement. Il avait passé des centaines d'heures, de jours, peut être même d'années, dans son atelier froid et mal éclairé, à essayer de peindre. La matière, la lumière, le jeu des minutes et des vents, de ce qui bruit et de ce qui se cache. Il avait usé ses yeux à tenter de percevoir une minuscule particule, une infime partie de l'évidence et du mystère, de la simplicité copieuse, du petit secret des choses. Le moindre centimètre d'écorce, de rosée, de muret, de peau, de ciel, de temps, était d'une complexité aussi inégalable qu'inatteignable. Les hommes gaspillaient tout, chaque seconde nous écrasait, le monde mutilé gémissait sous nos pieds. Longtemps la tâche inconnue le tint debout et pourtant... Et jusqu'où ?... Il ne se sentait capable finalement que de piétiner passablement le réel et les heures sans y prêter gare, sans acuité. Ce n'était pas désagréable. Il n'aspirait plus qu'à marcher, de temps en temps, sans aller nulle part, les mains dans les poches, en regardant les babines des chiens à travers les grilles de portail des zones pavillonnaires.




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