1/21/2020

"Nous sommes un énorme troupeau de formidables douleurs"



Parfois je pense que l'inaction me sauvera de la mort. Voir le temps passer, le regarder en face, de loin, devant. D'autres fois bien entendu je pense l'exacte contraire, faire pour ne pas disparaitre. Dans les deux cas, et même entre les deux, je vis sans trop comprendre comment ni trop savoir pourquoi. Ou bien disons que ma vie passe. En gestes et en mots, en actes et en poèmes, elle passe. Et voilà qu'une bonne moitié est derrière, il fait beau et froid, j'ai le nez qui coule et des ampoules aux pieds. Je suis bien content, ce matin, qu'il fasse beau et froid, d'avoir le nez qui coule et des ampoules aux pieds. Rien ne nous sauvera et rien ne durera, mais ce n'est pas grave. Tu étais belle quand tu es partie dans la nuit en te moquant de moi. Une rose couleur de peau s'ouvrait ce matin dans le givre de janvier. Ses hanches et ses pointes défiaient l'atrocité. Le café a bon goût jusque dans mon nez lorsque j'éternue.Une entorse au majeur m'interdit les  doigts d'honneur, je me sens tout nu. Je vais ranger la chambre et changer les draps des enfants, une belle fusée de Tintin dans l'espace étoilé. Ils ne méritent pas moins. Ce matin, en courant vers l'école, le plus grand s'est pris une gamelle de tous les diables. Il s'est relevé rouge et soufrant, debout, en contenant ses larmes devant les autres. Il était beau comme un homme, pas parce qu'il ne pleurait pas mais parce qu'il était plus grand que sa douleur. Il m'a ému aux larmes, et je suis bien heureux d'être capable de pleurer de fierté.  Je lis plus tard cet extrait du journal  d'Henri Aimé Gauthié, un poilu inconnu qui finira limonadier : "Par hasard en levant les yeux, j'aperçus une fillette jolie et mièvre un peu... A voir ses yeux émus et admiratifs, j'ai compris que sans doute nous étions beaux... et grands. Nous allions par là-bas, où l'on meurt, où l'on est défiguré, haché, déchiré... et nous y allons... au pas, au son des cuivres aigus... Nous portons dans nos cartouchières la mort. Nos fusils tuent. Nous sommes forts et doux peut être. Nous sommes une bête formidable qui pourrait broyer cette enfant, sans la voir, sans entendre ses cris et sa plainte. Son admiration est une vague d'effroi et de piété. Nous sommes un énorme troupeau de formidables douleurs... Nous sommes un rempart des joies de l'amour, du bonheur... Sans accepter cette tâche, nous mourrons pour elle... Peut être cette enfant ignorante, naïve, coquette, ne l'a-t-elle pas compris. Mais elle l'a senti..."

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