9/12/2024

QUI PEINT L’HOMME ET LE SINGE - Paul Valéry, Mauvaises pensées

Le grand singe Colombien, quand il voit l’homme, fait aussitôt ses excréments et les lui jette à pleines mains, ce qui prouve

1° qu’il est vraiment semblable à l’homme

2et qu’il le juge sainement.

M. de Loys riposte à ces volées de matières usées par des coups de fusil. La grande guenon tombe. (Le mâle fuit.)

L’homme sapiens la relève, observe et mesure le clitoris de longueur admirable, redresse le cadavre et en fait une belle photographie1."

Cf. Remarques sur l’Évolution des Primates Sud-Américains par L. Joleaud. (Revue Scientifique, 11 mai 1929.)

Littérature, Paul Valéry, Mauvaises pensées


 "Il doit observer comme s’il ignorait tout et il doit exécuter comme s’il savait tout.

Aucune connaissance dans la sensation, mais aucune ignorance dans la transformation.

Les Optimistes écrivent mal.

X est une force de la nature.

— Ce qui caractérise les forces de la nature, c’est la déperdition.

Z s’est établi dans le génie tel qu’on se figure le génie dans les esprits vulgaires.

Il interpelle, foudroie, extermine. Se promène à grands pas dans la petite chambre de son esprit. Il ne voit que ses pas, mais non la petitesse de la chambre.

Écrivains sonores – violents.
Un homme tout seul dans sa chambre jouant du trombone.

Un écrit forcené, chargé d’invectives, comme ivre de violence et riche d’épithètes et d’images foudroyantes me donne une envie invincible de sourire.

C’est que je ne puis m’empêcher de voir l’écrivain se rasseoir à telle heure à sa table et reprendre le fil de sa fureur." 


Paul Valéry, Mauvaises pensées

9/08/2024

Automne chéri




Ah l'automne l'automne chéri
les coups de feu 
du dimanche matin
les feuilles qui tombent 
la boue la pluie
Ah l'automne l'automne chéri
les noix trop noires 
et les fruits pourris
les jours étroits 
les soupes bizarres
les chaussettes sales 
la rouille et le gris
Ah l'automne l'automne chéri

9/06/2024

Écrire la journée d'une main



 Écrire la journée d'une main. Chaque geste, du réveil au sommeil. Ce qu'elle aura touché, caressé, tenu, lâché, gardé, serré, brisé. Là où elle se sera écorchée et abîmée. Ce qu'elle n'aura pu ou voulu retenir. Le silence dans les poches. Les odeurs que les doigts auront su emporter avec eux, les matières et les températures. Leurs places, le long du corps, leurs mouvements. Ce qu'elles auront appris à faire, ce qu'elles feront avec plus ou moins d'habileté. Leurs postures, la position des doigts suivant l'activité. Les tics, les petites mécaniques auxquelles elles participent, le grattement de barbe lorsque l'on réfléchit, le craquement des articulations, l'excursion dans la bouche ou dans le nez. Les petits endroits louches où elles vont se fourrer. Leur frottements sur les vitres des écrans. Ce qui les adoucit et ce qui les rends rêche. Ce qui les parfume, les souille. Comment on les néglige ou en prend soin. Comment, qui, empoignent-elles et pourquoi. Écrire la journée d'une main et voila tout l'humain derrière.


8/30/2024

La petite prière

 On ouvre la fenêtre, la terre est douce aux pieds et puis le monde est calme. On pourrait presque voir les arbres grandir, les plantes s'étendre, les serpents se chauffer. A croire que quelque chose est en marche. A croire que nos yeux s'ouvrent avec ce quelque chose. Voilà, ce doit être cela, le jour fonctionne et nos yeux s'ouvrent. Mine de rien c'est inespéré. On irait bien crapahuter quelque part, caresser le front d'une vache ou bien se rouler une cigarette serrée tout en haut d'un arbre. On irait bien à l'entrée de la ville manger des mures tièdes en regardant balancer les robes des filles qui traversent le pont. On pourrait avant de partir aérer son vieux lit, et puis en passant trouver un bout de fromage et acheter le journal pour n'y lire que la dernière page. On pourrait se dire que tout roule après tout et, qu'une fois sorti pimpant de la salle de bain, tout recommence sans fin. Car même si aucun mot, jamais, ne recolle le moindre morceau, voilà que le soleil brille sur les draps. Il faut bien que les herbes poussent, que les draps scintillent, que les vaches et les serpents et les nuages et les robes des filles nous amènent quelque part. Parce que dans chaque rayon de lumière de chaque matin de chaque nouveau jour on entend la petite prière de Charlotte Delbo.  Il faut bien se rincer, ouvrir grand les volets et marcher avec la marche et grandir avec les arbres et s'ouvrir avec nos yeux et scintiller avec les draps  afin que tous les morts du monde ne soient pas morts pour rien. 

The Drifters - Under the Boardwalk

8/29/2024

Sors toi les doigts des yeux

 Il y a un monde pour toi
quelque part par ici
quelque part par là bas
et même si nulle part
et même si par hasard
et même si pas vraiment
et même si en vrai non
(comme disent mes enfants)
il y a bien un monde 
et il est bien pour toi
mais bon 
 fait un effort quand même
c'est pas du tout cuit

8/28/2024

Panache

 Sautant de branches en branches
l'écureuil qui s'enfuit
me montre ses boursettes
qui lâchent avec panache
une insulte d'ici
Mes couilles sur ta tête 

8/26/2024

La nuit brille en plein jour


Rodney Smith, Maison penchée, Alberta, Canada, 2004)




Effondre toi 
correctement
il y a tellement de fausses montagnes

8/25/2024

Comme la lune

(Frank Sidebottom, Chris Sievey, 1980s.)


Veillant à ne surtout pas passer
pour un imbécile heureux
il décida d'être
un imbécile malheureux
ce qui montrait bien
si nécessaire
à quel point il était
un imbécile

 

8/23/2024

La suite pour violoncelle

     Il était monté dans sa chambre pour boire son thé. En janvier, vers dix-huit heures, la lumière de l’hiver était particulièrement belle et il adorait, c’était une des choses qu’il préférait faire quand il venait ici, il adorait regarder par la fenêtre les arbres piquer les rondeurs nues du ciel dans cette lumière brillante qui précédait le crépuscule. Il posa son thé sur la table et entreprit d'écouter de la musique en choisissant, pour ce moment particulièrement approprié, la première suite pour violoncelle de Johan Sébastien Bach. Dans les courbes classieuses et délicates des cordes du violoncelle qui arrondissaient encore les éclats lumineux du soleil qui se couchait, il but une gorgée de thé en s’approchant de la fenêtre pour savourer le sucre glace du paysage. La musique le portait, elle l’inspirait en rendant tout plus beau et plus accueillant. Tout était soudain devenu beau, sa chambre et les nuances du bois dans la lumière, les arbres arides dehors et le ciel et l’air froid et la buée sur sa fenêtre. Tout s’harmonisait dans les rotondités soyeuses et mélancoliques de la musique. Et même lui, même lui en arrivait à se trouver beau et parfaitement à sa place dans ce moment de grâce. La musique coulait toujours, et lui, regardait ce monde qu’il trouvait soudainement sublime et goûtait à son sublime thé dans cet instant sublime. Il admira la fenêtre, et la table, et même ce petit miroir posé dessus qui patientait dans la lumière, comme en apesanteur, et il le prit entre ses mains en rythme et avec grâce, harmonieusement, pour jouer avec les rayons qui dansaient dessus et parfaire ce moment de grâce d’un éclat ludique. La musique le caressait, et il était heureux, et il aimait ce moment et sa façon d’en profiter avec élégance, et il aimait jouer avec ce miroir en buvant son thé, il aimait faire lentement danser le miroir en face de lui et regarder son visage changer dans les nuances de la lumière. Tout était harmonieux et naturel, il se regardait sans briser la magie des notes dans la lumière, et il se regardait de plus en plus près, sans se rendre compte de rien, il ne pensait pas, il était simplement en adéquation parfaite avec ce moment, harmonieusement, sans conscience et sans recul, comme un animal en osmose avec ses instincts. Et c’est en harmonie, toujours, baignant dans la brillance crépusculaire de l’hiver, toujours, qu’il commença à attaquer avec les ongles de ses deux index un énorme comédon qu’il avait surpris sur le haut de son nez en s'inspectant dans le miroir. Et c’est en harmonie, toujours, qu’il passa aux autres points noirs qui ornaient son nez, qu’il creusa de ses ongles la peau grasse et rougie par les assauts, de ses deux narines. Et la suite de Johan Sébastien Bach continuait de s’étirer dans l’air pendant que des minuscules dizaines de boudins blancs surgissaient de son nez charcuté.

T'es sur que t'as rien oublié ?




Le quartier est vide

Tout le monde est parti en vacances

.

Dans la première maison

sec comme une mouche morte

Sur le bord brûlant des fenêtres

le mot

Misère

.

Près de la deuxième villa

enchaîné à un arbre massif

le mot

Justice

.

Sur le parking

de la station service locale

la petite Colère

attend d'être récupérée par sa mère

.


8/19/2024

Les billes noires

     Dans un très beau poème que Christian Garcin écrit à propos de la mort de son père, il évoque au détour d'une image "la gravité dubitative et pointu d'un bébé". Je voudrais atteindre ce regard, les flèches acérées, éperdues et perdues, de ces deux billes noires. Pour écrire il faudra s'efforcer de regarder avec "la gravité dubitative et pointue d'un bébé".

Dans le limon blanc



Remonter par le lit asséché de la rivière
chercher les fossiles dans le ciel 
et les corbeaux par terre
remplacer quelques mots
déplacer quelques pierres
déranger un héron
s'assoir dans le limon blanc 
un doigt dans la caillasses
l'autre dans la caboche
fouiller écoquiller 
attendre que ça passe
assis là
dans le limon blanc 
poser les mots 
trop asséchés 
remplir ses poches
de cailloux frais
jusqu'à se taire

Le ventre du poisson

 Mots tus 
encombrent
parfois aussi
 mots dits 
tandis que mots écris 
évident
comme ventre de poisson
le maudit vide
mots écrits
sans cesse
désencombrent
désencombrent des mots
désencombrent du vide
désencombrent du dit et du non dit
mots écrits
fait place propre
entrailles saines
cervelle sauve
autorisent silence
autorisent présence
choses à leurs places
la vie avec la vie
le vide avec le vide
couteau dans le tiroir
entrailles à la poubelle
et sur les doigts
belle odeur de poisson

8/15/2024

A peine mots remués






Lampe tempête


J'attends l'orage
pour laver en dedans
Je marche dans les rues sales
les mêmes traîne-claquettes
aurore chiure de pigeon
les boîtes à livres débordent
de pages gondolées
de mots abîmés
gaspillés
comme nos entrailles
hier j'ai encore dit de la merde
Cervelle vin blanc goudron
Je me souviens trouble
je verse l'huile des morts
dans la lampe tempête
le jour à petit feu
Bordel c'est quand qu'il pleut




8/10/2024

Les crocs

Nostalghia (1983) d'Andreï Tarkovski


     Depuis plusieurs jours, un chien du quartier aboie durant des heures entières. Je pense que ses maîtres sont partis en vacances, que quelqu'un vient le ravitailler de temps en temps et qu'il est seul, enfermé dans un petit jardin pavillonnaire. Je pense qu'il est affolé, désorienté, éperdu de rage, proche de devenir fou. Je pense que c'est ainsi que l'on fabrique des assassins. Je pense que lorsque les maîtres reviendront, bronzés, reposés et souriant, il leur fera la fête, totalement reconnaissant de leurs retour, tout entier dans leurs retrouvailles sans même songer à leur en vouloir. Je pense que pour que ce monde retrouve une once de justice et de sens, il faudrait que je les morde moi-même. 

8/07/2024

La meilleure heure pour les regrets d'été

 Dés l'aube hop
tout le monde au boulot
les mésanges
les méninges
les méandres
et les haricots

une abeille butine
elle vient gouter mes cauchemars 
et puis repart
sept heures 
c'est la meilleure heure 
pour les regrets d'été
à la fraiche 
avec un bon café

voilà la peine 
et ses petites pattes de mouche
elle vole en nuée
fait des guilis
sur la peau de mes pensées

le merle pique une mirabelle
les pierres s'ouvrent comme des fleurs
le désert est remplie de graines
c'est un beau moment 
pour ne rien oublier

7/16/2024

La Solution

Il fallait une aube grise 

un grand capharnaüm d'oiseaux 
marcher avec un chien 
comme dans un melon à peine mûre 
et puis ne plus rien attendre du monde 
que l'entrebâillement 

vivre en slip
ne mener qu'une bataille 
la seule et unique qui vaille 
celle contre les bâtonnets de glace qui collent aux pieds 
ouvrir des livres au hasard
et écouter Paolo Conte ou Delgres en fumant 

le soir de temps en temps 
parmi les geckos gras et les cailloux scintillants
boire l'apéro avec Alph 





7/15/2024

Le jour ou j'ai été rescuscité par une aubergine

Cherchant désespérément
une forme de présence
une façon d'être là
pleinement
entier
ou en tout cas
moins évanescent

se reprendre 
s'arrimer au réel
agripper avec des mots

par les yeux peut être
assis dans le salon
deux carrés de fenêtre
d'un coté le soleil sur le mur
de l'autre l'ombre du tilleul
impossible d'atteindre
leurs présences absolues
sans matière
sans forme
mouvant comme des couleurs dans de l'eau

par les gestes alors
debout
pour laver une pierre
longtemps
s'abimer la peau des doigts
sur son éclat accidenté

par la nécessité de faire finalement
faire ce qu'on a à faire
en l'occurence à manger
puisque c'est l'heure
en coupant des légumes
sans vraiment prêter attention 
à la litanie de la radio

l'eau de l'évier 
la planche le couteau
la poêle qui rissole 
la présence totale 
absolue
pleine
suffisante
d'une bonne grosse aubergine
perlée de la rosée froide du frigo

tout ces mots
ces efforts 
pour se remplir
se solidifier
du soleil sur un mur
de l'ombre d'un tilleul
d'une pierre mouillée
d'une bonne grosse aubergine violette

tous ces mots ces efforts intellectuels et sensitifs
accoudés à ces gestes 
pour tenter d'atteindre
en vain
leur simple
totale
et absolue
présence

envier une aubergine

ne plus être 

un fantôme