La soirée avait très bien commencé, nous nous apprêtions à manger je crois. Ce devait être un dimanche ou un vendredi. Un de ces jours agréables qui dépend de nous en tout cas. Je me souviens que ma femme était assise près du feu, un peu fumant mais très convenable, à jouer avec notre chien et un vieux morceau de bois, eux-mêmes également très convenables. Le soleil se couchait fébrilement, à la manière de quelqu’un qui s’étend le plus doucement possible dans l’eau trop froide de sa baignoire. Il diluait ses chaleurs dans l’horizon figé avec l’élégance qu’on lui connaît, jamais le dernier celui là pour se faire briller.
Le temps sentait bon le soir. Le vent caressait les branches hautes des pins en leurs insufflant un chaloupement spécial, doux mais irrégulier, un peu comme ces couples qui bien qu’ayant trop bu continuent de danser.
Toute la maison était orange, très exactement de la couleur d’un kaki gelé mais pas encore trop mûr. Le crépuscule dessinait ses arabesques molles contre les murs et les plafonds blancs, déjà très subtilement colorés par la chaleur ronde de l’âtre.
Je me suis dit, “tiens, tu vas faire à manger...” et je dois avouer pour ma pénitence que le but essentiel était plus de me retenir de fumer que d’être un amant aimable. Mais rien n’interdit de joindre l’utile à l’utile, n’est ce pas ?
Du pas de celui qui sait ce qu’il va faire là où il va le faire, je suis entré dans la cuisine sombre et, avec tout le talent de ces êtres vivants qui ne sont pas mono-tâche, j’ai attrapé une assiette tout en faisant en sorte que la lumière soit et la lumière fut.
C’est à ce moment là, en commençant à peler les légumes, que je l’ai vu.
Elle était discrète, quasi invisible, mais régnait malgré tout telles ces matriarches de l’ombre qui détiennent les vrais pouvoirs sans que leur gras roi de fils ou leur grivois mari ne daigne l’avouer.
Elle trônait dans un rayon délicat de lumière crépusculaire, tout en haut, au sommet du panier rempli de fruits secs qui restaient des orgies de Noël.
Je n’ai d’abord rien remarqué, elle semblait comme toutes les autres, nullement particulière, plus anodine qu’un sac plastique dans une décharge, et c’est justement la raison pour laquelle je l’ai choisi, au hasard, parce qu’elle était là la première, la plus facile d’accès, c’était son tour d’y passer.
Si je l’avais mieux regardé, si j’avais seulement pris la peine de mieux la regarder, avec un minimum d’attention consciente, j’aurais pu voir tout de suite qu’elle était différente.
Ma femme, à ce moment là, me cria du salon qui était à cinquante centimètres, de ne pas manger d’amande, pour le régime, et c’est que de l’huile rajouta t elle. J’aurais dû l’écouter mais sa réflexion me vexa durablement puisqu’elle signifiait que j’étais gros à ses yeux alors que je lui avais moi-même demandé de m’aider à perdre un peu de poids. J’accélérais donc le rythme pour en avaler une ou deux avant qu’elle ne se déplace pour me surprendre.
Une amande ressemble à toutes les autres amandes me direz-vous, mais c’est bien entendu le contraire qui est juste, j’ai souvent moi-même cette fâcheuse tendance à croire le contraire de ce qui est juste...
Celle-ci, je ne le remarquai qu’après, était particulièrement bombée. Les amandes sont plates, mais la mienne ressemblait plutôt à une noix de pécan. Elle était ovale, affinée de chaque côté, son extrémité droite ressemblant à une pointe de flèche, tandis que la gauche ressemblait plutôt à un anus très serré. Elle possédait également cette petite arête caractéristique, qui la traversait de gauche à droite et qui peut parfois faire ressembler les amandes à des paires de fesses miniatures, celles-ci étant particulièrement joufflues. Enfin, elle affichait également cette écorce poreuse, presque trouée de centaines de petits points jusqu’à nous faire penser parfois que les amandes ont une adolescence acnéïque particulièrement désastreuse. Il me faut rajouter
que pour une amande, elle était particulièrement bronzée, matte, presque burinée, ce qui allait particulièrement bien à son teint d’ailleurs, alors que ses consoeurs étaient pâles comme un toubab.
Elle semblait polie, douce et brillante comme un galet au fond de l’eau depuis très très longtemps. Mais tout cela je ne le vis que trop tard.
J’ai attrapé le casse-noix et l’autre protagoniste de ce drame, que j’ai déjà amplement cité. Et ce qui était dans l’ordre des choses, ce qui devait en toute logique se faire, ne se fit pas.
Mon fruit me refusa sa graine. Je m’acharnais mais rien à faire, elle était incassable.
Je m’acharnais encore, toujours, réajustant la position de mes doigts autour de l’outil, je
m’acharnais, encore et encore, jusqu’à ce que le casse-noix, cet imposteur, se brise entre mes mains en gardant entre ses griffes de fer mes pauvres doigts endoloris que, en conséquence et pris dans le feu de l’action, j’écrasais de toutes mes forces.
Les doigts broyés, pliés sous la douleur et humilié par la situation, je ne remarquais même pas l’amande maudite échouée dans le cendrier plein en dispersant les mégots sales dans mes légumes fraîchement coupés. M’énervant sous la douleur, immobilisant ma main amoindrie sous l’eau froide, je pestais dans le vide contre cette ignoble graine et en même temps contre ma femme qui accourait en rigolant.
S’en suivit une atroce dispute et un repas immonde, sans parler de mes doigts.
Pourtant la soirée avait très bien commencée.
3 commentaires:
Je soupçonne votre femme d'avoir placé une amende factice faite d'un alliage de métaux légers !
Il suffit d'un détail... pour tout gâcher... Une amande (une fesse ?) qui se refuse... ;-))
J'ai bien aimé la narration et la trame, de la justesse, la vie simple, avec pas mal d'humour.
"pâles comme un toubab" --> kesako un toubab ?
un colon
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