9/20/2014

Il n'oublie pas il perd

Le vent souffle dehors, remue sa carcasse maigre, la froisse la déplie. Il avance encore et c'est comme un petit nid de gris qui marche avec ses souvenirs. Le monde a changé. La terre a changé. Le village a changé. La rivière a changé. Et la couleur du ciel. Et le goût des plaisirs. Il est seul même au milieu des autres comme dans une file chez le poissonnier, trop près des autres, trop loin des autres. Seul avec sa peinture, seul avec sa vieillesse, chaque jour il perd un peu plus. Il n'oublie rien, il perd. Tout avale les forces qu'il n'a déjà plus. Même l'amour de sa femme qui se transforme en peur, la peur de le perdre. Même la bonté qui pousse avec puissance dans le ventre de son fils et que le monde viendra bientôt piétiner sans vergogne assoiffé qu'il est de la farce du sang. Il n'oublie pas il perd. La vieillesse n'a rien simplifié, elle a simplement rajouté de la distance entre son coeur qui brûle et le monde qui dégringole. C'était pas mieux avant, mais ce sera pire après. Il marche et il pleure. Cajole la terre blessée. Partage avec son fils. Ce n'est pas de la paix qui se déploie dans son ventre. C'est de la colère. Je voudrais lui ramasser un long bouquet de mauvaises herbes pour lui montrer que tout est toujours possible. Que la terre est encore prête à nous jouer des tours. Que les bêtes se moquent de nous. Que l'amour et la colère sont des fleurs qui poussent dans l'enfance pourrie. Que les couleurs résistent dans nos douleurs. Que demain se cache dans le sexe des femmes. Que même si la mort a le dernier mot, c'est la vie qui garde le dernier sourire.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

J'aime beaucoup ce portrait, cette "esquisse", très juste, très frappante. Et une phrase, un de vos "coups de crayon", qui a tout de suite attiré mon regard : "Que les bêtes se moquent de nous." Une pensée que je n'avais jamais vue exprimée ainsi, et qui m'a donné matière à réflexions...