11/09/2014

Fleur de sel - article de Marc Wetzel - Revue Souffles - Juste aprés la pluie




"FLEUR DE SEL

Thomas Vinau Juste après la pluie – Alma, éditeur, 2014


La fantaisie, la simplicité, la profondeur, la justesse, l'honnêteté. Voilà le monde apparent de Thomas Vinau. Et c'est de plus un monde sympathique (la franchise et le pittoresque y font bon et accueillant ménage) et neuf : on pense à de singuliers croisements entre Francis Jammes et Francis Ponge (« la vieille éponge de cuisine (…) toute recroquevillée de la crasse des choses », p. 185), Jacques Prévert et Samuel Beckett (« nous sommes de la confiture de poussière » , p. 181), ou même Cioran et Jean Follain (« L'argent, c'est du temps jeté par des fenêtres fermées », p. 184) ; mais l'auteur est déjà complètement formé et soi, et l'on s'en rend compte en se prenant à comparer très vite ses poèmes entre eux, et non plus à ceux d'autres.

Ce jeune auteur (que je découvre) me semble avoir une extraordinaire qualité : il sait mettre en images, directement, les mouvements généraux, abstraits, communs, de l'esprit, les attitudes proprement humaines. Par exemple la sublimation ; il ne dit rien des poncifs qu'on en sait (un désir qui vise à mieux, une élévation socio-spirituelle de l'entrée de gamme de la libido, une résilience de frustration etc.), mais il l'évoque ainsi :
« Celui qui peint/qui joue/ou qui écrit/est le pillard/de l'enfant dévasté/qu'il était » , Attila, p. 66),
ou « Toute la nuit/l'ours lui avait/collé des beignes/à l'aube/ sous les croûtes/de sang/il trouva/un poème », La Muse, p. 55)
ou : « En s'envolant/le papillon me dit/Je suis/le rêve/d'une larve » (J'écris parce que je suis sale, p.103)
ou : « Les trous d'obus les fosses/les tranchées et les tombes/sont les lieux de naissance privilégiés/du coquelicot/de même que les blessures les non-dits/les plaies et les silences/ sont les nurseries habituelles/du poème » (Ce noir qui remonte, p.173)
Et tout son recueil fait de même (on se réjouira de vérifier !) pour d'autres conduites fondamentales, qu'il illustre admirablement, comme la conversion,
« J'ai suivi/le chemin/le chemin/me mena/derrière moi » (p. 72),
la résolution : « Le matin/chaque matin/tu t'efforceras d'être/cet enfant qui enfonce sa main/au fond de la gueule d'un chien » (p. 73)
le recueillement : « J'écoute/le ciel/ouvrir/mes yeux » Plan large, p. 87),
ou la patience, « Le doc est en retard/d'une heure trente/tout se perd/mais la douleur/reste ponctuelle/(...)/quelques corps/poliment déchus/patientent là » (En attendant, p. 251).


Il y a autre chose, qui m'a beaucoup troublé et touché : c'est en T. Vinau une espèce de travail constant d'élucidation, par le poète, de son activité imaginative même. Sa puissance d'évocation, de mise en « correspondances » est certes magnifique et libre,
« Demain est une mouche/qui se lèche les pieds » (p. 56), « Je me sers/d'un toboggan d'enfant/comme chaise longue/je me sers/de l'herbe haute/comme déodorant/je me sers/du ciel foutraque/comme cahier de brouillon » (p. 147), « D'un bruit de ventouse/qui se colle au tonnerre/il faisait passer/le caillou noir de la nuit/d'un bord à l'autre/de sa bouche/dans sa dent creuse/un soleil/endormi » (Dieu a l'haleine chargée, p. 133) …,
mais c'est quelqu'un qui ne veut pas être dupe de sa fantaisie, qui ne quitte pas de l'oeil le besoin réel (même s'il est trivial) toujours juché sur sa monture irréelle (même si elle est sublime). Thomas Vinau cherche, comme avec scrupule et distance, l'invariant vrai de ses rêveries . Dans le superbe texte « Nous avons faim de quelque chose » (p. 90-1), c'est comme si la « folle du logis » s'examinait elle-même à mesure, méditait son vrai loyer, semblant aller jusqu'à s'exproprier si son grabuge était faux, son voisinage inhumain, son délire mesquin. C'est ce que je sens dans ce convoi de faits magiques, ce pudique tortillard de saynètes arrimées là, comme « Une femme nue dans une caravane », « Une mère en retard qui aperçoit l'écureuil au milieu du rond point », « un camionneur qui s'arrête pisser et dérange un couple de hérons », « un barbu qui coupe à travers bois », « un enfant à lunette qui regarde pousser un champignon dans un bocal », et « un clochard qui dessine sur un papier de boucherie ». Ce serment fait par une étincelante fantaisie de ne se montrer jamais indigne, cette moralité supérieure dans la fabulation, est chose très rare. Cet auteur semble constamment veiller à ce que sa conquérante irréalité ne déloge rien ni personne de leurs ingrates et dûes conditions de réalité ! C'est cette « élégance » interhumaine dans la démiurgie propre que j'entends dans des passages comme :
« D'abord apprendre/à faire ce qu'on peut/avec ce qu'on a/ensuite apprendre/à faire ce qu'on peut/avec ce qui nous manque » (Faire ce qu'on peut, p. 85),
ou « Nous sommes la poussière/dans l'oeil/d'un aveugle/as-tu déjà vu quelqu'un dépecer un lapin/le retourner comme un gant/et bien il s'agit de faire la même chose/avec sa peur/jaillir/comme le jus/d'une cerise/un beau bouquet/dans chaque plaie » (Le gant, p. 249),
« On ne se refait pas/c'est bête/vu tout le temps/passé/à se défaire » (On ne se refait pas, p. 198),
« Nous sommes/ des chiens qui parlent/truffes plantées/dans le cul des étoiles/éperdument perdus/de n'avoir pas de maître » (La marque du collier, p. 164),
et, tout particulièrement, cette géniale et pure confidence :
« Où vont les rêves/dont on ne se souvient jamais//au même endroit/que les mains/que l'on a lâchées » (Où vont les rêves, p. 156)

Cette fraternelle (et ironique) humilité est d'ailleurs explicite,
« Je n'ai rien contre l'horizon/mais je ne suis pas sûr/que soit très saine/cette prétention à/toujours vouloir/être devant » (J'dis ça j'dis rien, p. 97).

Et puis ce magnifique poète n'a pas seulement une morale ( = un souci de ne pas se désolidariser du pire, et de restituer le meilleur à ses co-méritants), il a une métaphysique : il a la tête cosmophile, psychogène et théophone. Car de sa seule imagination ne pourrait venir cette sagesse, qu'on lui devine, et qu'on lui envierait si sans cesse il ne la partageait. Cet amateur de « bombes tendres » (ainsi nomme-t-il les livres), qui « chuchote » le monde , pour lequel « le poème est ce pain qui se coupe à la main lorsqu'on a très faim » (p. 272), est un homme au sourire aigu, au discernement jubilatoire, à la finesse communicative. Et pour le dire franchement : cet auteur, au lyrisme malicieux, fait admirablement comprendre ce qu'il chante de vie. Ainsi applaudit-on à sa conviviale Genèse :
« Du soleil/des protéines/et quelques litres de larmes/le barman du coin/vient d'inventer/un nouveau cocktail/la Terre » (Cocktail, p. 68),
frémit-on à sa monocolore apocalypse, « Silencieux/polis/indifférents/dans ce grand wagon blanc/qui nous mène au néant » (Dans ce grand wagon blanc, p. 67),
se secoue-t-on à sa salubre remontrance, « Nous savons tous théoriquement/ce qu'est la Vérité puisque/nous avons tous déjà menti » (Juste avant, p. 257)
et se berce-on des bras de son double verdict, « Hier le dernier/rhinocéros/du Mozambique/s'est fait zigouiller/par ceux qui devaient/le protéger/il faut noter/ que l'homme/est une crapule/qui sait/jusqu'à la perfection/se tailler/les ongles des pieds/pensa Topor/en achevant son verre/quelle élégance/quelle élégance » (p. 233),
et « Aucun esclave/ne lève les rideaux de l'aube/les enfants qui ont faim/peuvent manger leurs mains » (Croire au père Noël, p. 203).

« Classique » est un auteur qu'on sait d'emblée pouvoir toujours relire, parce qu'on fut par lui accueilli comme avec des notations éternelles. Celles exactement comme : «Une /petite/montagne/qui saute sur les genoux/d'une rivière » (Enfance, p. 139), et « C'est juste/que pour aimer/il faut avoir/quelque chose/à perdre ... »(Nourrir les bêtes, p. 104). Un écrivain classique est comme un invité improbable qui restera dormir. Comment laisser, en effet, repartir, le facétieux et clairvoyant convive que voici,
« Aux soirées de l'ambassadeur/je suis ce genre de type/qui essuie discrètement/le toast de caviar de saumon/et de cèleri rave/écrasé/sur le carrelage blanc/aux pieds de l'ambassadeur » (Les orteils de l'ambassadeur, p. 153).

Cet encore jeune homme (né en 1978) est, je crois, un très grand auteur. Le génie poétique consiste à redemander à la parole de quoi mieux vivre, en l'obtenant presque à tout coup. Et nous, pareil génie, sagace et léger, on en redemande .
« Marcher dans l'herbe/juste après la pluie/rentrer/mettre des chaussettes sèches/recommencer », p. 268)
"
m.w.

Merci à Marc Wetzel pour ce dithyrambique article qui paraitra dans la revue Souffles !

1 commentaire:

Anonyme a dit…

À couper le souffle !
Superbe article, je me suis régalé de son texte et des extraits de tes écrits.