"FLEUR DE SEL
Thomas
Vinau – Juste
après la pluie – Alma,
éditeur, 2014
La
fantaisie, la simplicité, la profondeur, la justesse, l'honnêteté.
Voilà le monde apparent de Thomas Vinau. Et c'est de plus un monde
sympathique (la franchise et le pittoresque y font bon et accueillant
ménage) et neuf : on pense à de singuliers croisements entre
Francis Jammes et Francis Ponge (« la
vieille éponge de cuisine (…) toute recroquevillée de la crasse
des choses », p. 185),
Jacques Prévert et Samuel Beckett (« nous
sommes de la confiture de poussière »
, p. 181), ou même Cioran et Jean Follain (« L'argent,
c'est du temps jeté par des fenêtres fermées »,
p. 184) ; mais l'auteur est déjà complètement formé et soi,
et l'on s'en rend compte en se prenant à comparer très vite ses
poèmes entre eux, et non plus à ceux d'autres.
Ce
jeune auteur (que je découvre) me semble avoir une extraordinaire
qualité : il sait mettre en images, directement, les mouvements
généraux, abstraits, communs, de l'esprit, les attitudes proprement
humaines. Par exemple la
sublimation ; il ne dit
rien des poncifs qu'on en sait (un désir qui vise à mieux, une
élévation socio-spirituelle de l'entrée de gamme de la libido, une
résilience de frustration etc.), mais il l'évoque ainsi :
« Celui
qui peint/qui joue/ou qui écrit/est le pillard/de l'enfant
dévasté/qu'il était »
, Attila, p. 66),
ou
« Toute la nuit/l'ours
lui avait/collé des beignes/à l'aube/ sous les croûtes/de sang/il
trouva/un poème », La
Muse, p. 55)
ou : « En
s'envolant/le papillon me dit/Je suis/le rêve/d'une larve »
(J'écris parce que je suis sale, p.103)
ou : « Les
trous d'obus les fosses/les tranchées et les tombes/sont les lieux
de naissance privilégiés/du coquelicot/de même que les blessures
les non-dits/les plaies et les silences/ sont les nurseries
habituelles/du poème »
(Ce noir qui remonte, p.173)
Et
tout son recueil fait de même (on se réjouira de vérifier !) pour
d'autres conduites fondamentales, qu'il illustre admirablement, comme
la conversion,
« J'ai
suivi/le chemin/le chemin/me mena/derrière moi »
(p. 72),
la résolution :
« Le matin/chaque
matin/tu t'efforceras d'être/cet enfant qui enfonce sa main/au fond
de la gueule d'un chien »
(p. 73)
le
recueillement :
« J'écoute/le
ciel/ouvrir/mes yeux »
Plan large, p. 87),
ou
la patience,
« Le doc est en
retard/d'une heure trente/tout se perd/mais la douleur/reste
ponctuelle/(...)/quelques corps/poliment déchus/patientent là »
(En attendant, p. 251).
Il
y a autre chose, qui m'a beaucoup troublé et touché : c'est en
T. Vinau une espèce de travail constant d'élucidation, par le
poète, de son activité imaginative même. Sa puissance d'évocation,
de mise en « correspondances » est certes magnifique et
libre,
« Demain
est une mouche/qui se lèche les pieds »
(p. 56), « Je me
sers/d'un toboggan d'enfant/comme chaise longue/je me sers/de l'herbe
haute/comme déodorant/je me sers/du ciel foutraque/comme cahier de
brouillon » (p. 147),
« D'un bruit de
ventouse/qui se colle au tonnerre/il faisait passer/le caillou noir
de la nuit/d'un bord à l'autre/de sa bouche/dans sa dent creuse/un
soleil/endormi » (Dieu a
l'haleine chargée, p. 133) …,
mais
c'est quelqu'un qui ne veut pas être dupe de sa fantaisie, qui ne
quitte pas de l'oeil le besoin réel (même s'il est trivial)
toujours juché sur sa monture irréelle (même si elle est sublime).
Thomas Vinau cherche, comme avec scrupule et distance, l'invariant
vrai de ses rêveries . Dans le superbe texte « Nous avons
faim de quelque chose » (p. 90-1), c'est comme si la « folle
du logis » s'examinait elle-même à mesure, méditait son vrai
loyer, semblant aller jusqu'à s'exproprier si son grabuge était
faux, son voisinage inhumain, son délire mesquin. C'est ce que je
sens dans ce convoi de faits magiques, ce pudique tortillard de
saynètes arrimées là, comme « Une
femme nue dans une caravane »,
« Une mère en retard qui
aperçoit l'écureuil au milieu du rond point »,
« un camionneur qui
s'arrête pisser et dérange un couple de hérons »,
« un barbu qui coupe à
travers bois », « un
enfant à lunette qui regarde pousser un champignon dans un bocal »,
et « un clochard qui
dessine sur un papier de boucherie ».
Ce serment fait par une étincelante fantaisie de ne se montrer
jamais indigne, cette moralité supérieure dans la fabulation, est
chose très rare. Cet auteur semble constamment veiller à ce que sa
conquérante irréalité ne déloge rien ni personne de leurs
ingrates et dûes conditions de réalité ! C'est cette
« élégance » interhumaine dans la démiurgie propre que
j'entends dans des passages comme :
« D'abord
apprendre/à faire ce qu'on peut/avec ce qu'on a/ensuite apprendre/à
faire ce qu'on peut/avec ce qui nous manque »
(Faire ce qu'on peut, p. 85),
ou
« Nous sommes la
poussière/dans l'oeil/d'un aveugle/as-tu déjà vu quelqu'un dépecer
un lapin/le retourner comme un gant/et bien il s'agit de faire la
même chose/avec sa peur/jaillir/comme le jus/d'une cerise/un beau
bouquet/dans chaque plaie »
(Le gant, p. 249),
« On
ne se refait pas/c'est bête/vu tout le temps/passé/à se défaire »
(On ne se refait pas, p. 198),
« Nous
sommes/ des chiens qui parlent/truffes plantées/dans le cul des
étoiles/éperdument perdus/de n'avoir pas de maître »
(La marque du collier, p. 164),
et,
tout particulièrement, cette géniale et pure confidence :
« Où
vont les rêves/dont on ne se souvient jamais//au même endroit/que
les mains/que l'on a lâchées »
(Où vont les rêves, p. 156)
Cette
fraternelle (et ironique) humilité est d'ailleurs explicite,
« Je
n'ai rien contre l'horizon/mais je ne suis pas sûr/que soit très
saine/cette prétention à/toujours vouloir/être devant »
(J'dis ça j'dis rien, p. 97).
Et
puis ce magnifique poète n'a pas seulement une morale ( = un souci
de ne pas se désolidariser du pire, et de restituer le meilleur à
ses co-méritants), il a une
métaphysique : il
a la tête cosmophile, psychogène et théophone. Car de sa seule
imagination ne pourrait venir cette sagesse, qu'on lui devine, et
qu'on lui envierait si sans cesse il ne la partageait. Cet amateur de
« bombes
tendres »
(ainsi nomme-t-il les livres), qui « chuchote »
le monde , pour lequel « le
poème est ce pain qui se coupe à la main lorsqu'on a très faim »
(p. 272), est un homme au sourire aigu, au discernement jubilatoire,
à la finesse communicative. Et pour le dire franchement : cet
auteur, au lyrisme malicieux, fait admirablement comprendre
ce qu'il chante de vie.
Ainsi applaudit-on à sa conviviale Genèse :
« Du
soleil/des protéines/et quelques litres de larmes/le barman du
coin/vient d'inventer/un nouveau cocktail/la Terre »
(Cocktail, p. 68),
frémit-on
à sa monocolore apocalypse, « Silencieux/polis/indifférents/dans
ce grand wagon blanc/qui nous mène au néant »
(Dans ce grand wagon blanc, p. 67),
se
secoue-t-on à sa salubre remontrance, « Nous
savons tous théoriquement/ce qu'est la Vérité puisque/nous avons
tous déjà menti »
(Juste avant, p. 257)
et
se berce-on des bras de son double verdict, « Hier
le dernier/rhinocéros/du Mozambique/s'est fait zigouiller/par ceux
qui devaient/le protéger/il faut noter/ que l'homme/est une
crapule/qui sait/jusqu'à la perfection/se tailler/les ongles des
pieds/pensa Topor/en achevant son verre/quelle élégance/quelle
élégance »
(p. 233),
et
« Aucun
esclave/ne lève les rideaux de l'aube/les enfants qui ont
faim/peuvent manger leurs mains »
(Croire au père Noël, p. 203).
« Classique »
est un auteur qu'on sait d'emblée pouvoir toujours relire, parce
qu'on fut par lui accueilli comme avec des notations éternelles.
Celles exactement comme : «Une
/petite/montagne/qui saute sur les genoux/d'une rivière »
(Enfance, p. 139), et « C'est
juste/que pour aimer/il faut avoir/quelque chose/à perdre
... »(Nourrir
les bêtes, p. 104). Un écrivain classique est comme un invité
improbable qui restera dormir. Comment laisser, en effet, repartir,
le facétieux et clairvoyant convive que voici,
« Aux
soirées de l'ambassadeur/je suis ce genre de type/qui essuie
discrètement/le toast de caviar de saumon/et de cèleri
rave/écrasé/sur le carrelage blanc/aux pieds de l'ambassadeur »
(Les orteils de l'ambassadeur, p. 153).
Cet
encore jeune homme (né en 1978) est, je crois, un très grand
auteur. Le génie poétique consiste à redemander à la parole de
quoi mieux vivre, en l'obtenant presque à tout coup. Et nous,
pareil génie, sagace et léger, on
en redemande .
« Marcher
dans l'herbe/juste après la pluie/rentrer/mettre des chaussettes
sèches/recommencer »,
p. 268)
"
m.w.
Merci à Marc Wetzel pour ce dithyrambique article qui paraitra dans la revue Souffles !
1 commentaire:
À couper le souffle !
Superbe article, je me suis régalé de son texte et des extraits de tes écrits.
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